"J'ai le sentiment d'avoir fait le tour"

“J’ai le sentiment d’avoir fait le tour”
C’est une phrase que j’entends de certains élèves après une année ou deux.
La réalité, c’est qu’en Scrimicie nous ne sommes pas avares de nos secrets. Nos modules sont faits pour que les élèves aient accès aux connaissances et compétences rapidement pour qu’ils développent une toile, certes rudimentaire, le plus vite possible pour qu’ils puissent commencer à combattre le plus rapidement possible et que leurs compétences soient assez diversifiées pour qu’ils puissent se retrouver et se développer dans cet aspect vital du sport.
Ceci dit, plusieurs après une année ou deux ont le sentiment “d’avoir fait le tour”.
C’est un sentiment dangereux pour le combattant qui a le désir d’être sérieux, tout comme c’est un sentiment dangereux pour l’individu qui prétend vouloir s’adonner à une pratique sportive durable pour sa santé.
Plusieurs éléments peuvent expliquer ce sentiment, et il est important d’identifier le ou lesquels correspond(ent) à notre réalité.
Une exploration initiale rapide: En prenant mes responsabilités d’abord, il est vrai que nos programmes sont faits pour que l’élève voit rapidement beaucoup de matières différentes. J’ai un choix à faire pour équilibrer la capacité d’un élève de s’amuser et de voir le fruit de ses efforts de façon satisfaisante et la qualité de l’enseignement que je veux promulguer. Si je prends trop mon temps avant de progresser à une autre étape, je l’ai vu souvent en plus de dix ans d’enseignement de ce sport: la majorité des participants perdent intérêt et de vue le chemin qu’ils ont à parcourir. Je ne peux pas faire un athlète compétent s’il part avant d’atteindre son potentiel, et je ne peux pas mainteninr un club vivant si je n’ai pas de rétention. Inversement, si j’attise l’intérêt dans les débuts, j’ai un plus grand groupe de gens motivés, dont les aspirations et efforts communs se tirent vers le haut, et dont la passion de découvrir leur permet d’accrocher sérieusement et rapidement. Ceci étant dit, les deux approches ont leurs risques, mais je considère que j’ai plus de chances de corriger les faiblesses d’une quelconque approche si j’ai des participants en premier lieu. Chaque approche a ses forces, mais la seconde donne plus de perspective selon moi à l’élève, et lui laisse donc une image plus juste du sport. Après, il peut user de son jugement. Parlons-en justement…
Tout nouveau tout beau: La lune de miel n’est jamais éternelle. Je peux vous en parler de long en large après bientôt 13 ans d’enseignement. Les premières fois que je suis allé m’entraîner, même en combat de spectacle, j’attendais avec impatience chaque occasion de saisir la poignée d’une épée. Aujourd’hui, cette magie n’est bien sûr plus là. Pourtant, je sais que ce sport répond à tous mes besoins et si souvent la passion n’est plus là, je me rappelle ce qu’est la motivation: la motivation c’est le moteur fondamental qui me pousse vers une action. La motivation sert à actionner la discipline. Je suis motivé, car je sais que ce sport me permet de me dépasser physiquement et mentalement, me permet de développer des liens uniques et de me réaliser, et qu’il répond à tous mes intérêts et me permet donc de le pratiquer avec bien plus de facilité au travers des hauts et des bas que si je devais juste m’adonner à pousser de la fonte ou courir après une balle.
Avoir fait le tour …d’horizon? Un intérêt superficiel?: Ce n’est pas car un élève a vu tous les modules une fois, ou deux, ou même trois, qu’il a fait le tour. Il a superficiellement observé tout le contenu. C’est comme de dire que j’ai fait le tour de la seconde guerre mondiale après avoir regardé quelques reportages qui passent tous les événements en ordre chronologique avec une brève explication de chacun. Bien entendu, il se peut que mon intérêt soit superficiel et que je ne désire pas aller plus loin qu’une vague culture générale, c’est bien entendu absolument légitime. Mais si je prétends vouloir m’intéresser à la seconde guerre mondiale de façon sérieuse, après ce tour d’horizon, je vais commencer à me pencher sur des événements et les explorer. Qui étaient les commandants de l’opération expéditionnaire qui allait résulter au déploiement du 6 juin 44? Quelle bataille a déterminé le sort des affrontements en Afrique? Quel fut l’impact d’unités de commandos comme les SAS? Comment furent-ils fondés? Savoir qu’une chose existe, l’avoir vaguement aperçue et en avoir connaissance, c’est différent de maîtriser en profondeur un sujet. Et pour maîtriser en profondeur un sujet, il faut d’abord passer par l’étape de savoir qu’il existe. C’est ce qu’on vous donne avec les cours. Ensuite, plus vous l’aurez fait, plus votre esprit sera libre de creuser à chaque réitération sur des détails plus poussés. Plus vous évoluerez avec vos instructeurs, plus ils seront aptes à vous aiguiller sur vos besoins plus spécifiques en le refaisant avec vous.
La surconfiance: Je l’ai dit plus tôt: La Scrimicie n’est pas avare de ses secrets. Nos élèves apprennent vite, deviennent compétents rapidement et sont aptes à combattre de façon très décente après quelques mois. Les plus combatifs d’entre eux ou qui cumulent déjà des expériences connexes antérieures (escrime moderne, jeux de rôles grandeur nature, arts martiaux, etc.) sont capables avec nos principes de base de tenir tête à la majorité des combattants de façon absolument respectable après quelques cours. Cela peut créer un effet de surconfiance en leurs compétences. C’est une faiblesse et une force de notre approche: cet effet de confiance génère un combattant qui est à l’aise et peut s’amuser dans l’environnement intense et chaotique du duel. Ceci dit, ils perdent souvent de vue ce qui définit un bon combattant. Il est facile d’oublier que toucher un adversaire, ce n’est pas tout. Ont-ils touché sans être touché en retour? Sont-ils capables de porter ces touches régulièrement? Sont-ils constants dans leur défense de façon à parvenir généralement à bien parer les assauts qui leur sont imposés ou doivent-ils s’éviter la défense en faisant des assauts brouillons et risqués?
Personnellement, je considère que je suis dans une posture de compétence élevée lorsque je suis capable de gagner une écrasante majorité d’échanges dites “clean” (donc sans subir de touches de retour selon nos règles très difficiles) contre un adversaire. Par exemple, pour moi, le ratio déterminant si je peux me considérer comme en maîtrise sur un adversaire est de 4 à 1. Si j’ai 3 à 2, cela veut dire que j’ai dominé, mais à peine. Mon objectif est 5 à 0, bien entendu.
Certains adversaires comme Laurent Theil-Santerre me laisseront au mieux un 3 à 2, mais la majorité des adversaires qui prétendent “avoir fait le tour” ne se rendront pas plus loin que 4 à 1, et c’est un score généreux. Alors oui, tu as vu toute la matière, mais es-tu dans une zone de maîtrise?
Avoir fait le tour, c’est maîtriser. Et si je score 4 à 1, c’est probablement car il me reste au moins, dans le contexte de cet adversaire précis, 20% de compétences que je n’ai pas encore fait le tour et qui m’étaient manquantes dans ce duel, alors imaginez l’adversaire.
Tout cela est relatif à l’adversaire, mais si une personne prétend avoir fait le tour, il faut qu’elle soit capable d’avoir de tels résultats pour en démontrer la véracité. Sinon, elle a juste confiance en l’idée d’avoir fait le tour…sans l’avoir fait autrement que superficiellement.
Effet Dunning Kruger: Parlant de surconfiance, je semblerai moins délicat sur celui-ci, mais attendez mon mea-culpa. Beaucoup de personnes qui ont le sentiment d’avoir fait le tour ne sont rarement des participants impressionnants par leurs habiletés techniques et certaines prises de décision essentielles. Que ce soit par manque de discipline, par orgueil ou par aveuglement, ces participants considèrent avoir fait le tour. Pourtant, du moment qu’on observe leurs habiletés en action, ils manquent cruellement d’éléments de base. Ils ont souvent le sentiment d’avoir fait le tour, mais en fait, ils ne réalisent pas que leur tour n’est que superficiel. J’ai entraîné des athlètes en camp de perfectionnement qui sont des combattants somme toute très compétents, qui ont atteint un niveau intéressant dans l’escrime. Et lors de ce camp, alors qu’on les a filmés, qu’on leur a donné des exercices très pointilleux, et qu’on a analysé en vidéos jusqu’à un an de leurs efforts antérieurs, il y avait encore de vastes lacunes dans des concepts de base avant même de vouloir pousser loin. J’en suis en grande partie responsable: Je réalise moi-même au fil des années certains des angles-morts de mes programmes et pratiques, lesquels peuvent expliquer plusieurs de ces comportements. Mais même un programme parfait, si tant soit peu un tel programme puisse exister, requiert des efforts et de la discipline chez un participant afin qu’il aille bien plus loin que les apparences. Au-delà d’à qui appartient la responsabilité de traîner des erreurs ou des faiblesses si longtemps, il était évident que même compétents et redoutables duellistes, ils étaient encore loin d’avoir fait le tour.
Je pense humblement être encore pour un moment d’un niveau supérieur à la majorité de mes élèves et si certains d’entre eux maîtrisent certaines compétences davantage que moi, rares sont ceux qui peuvent vraiment me tenir tête dans la nature holistique de ce sport. Et pourtant, plus j’en découvre, plus je sais qu’il m’en manque.
Récemment encore, dans un exercice avec des élèves, nous avions des mesurables à atteindre dans un combat encadré. J’ai des élèves très compétents dans ce groupe. Les plus expérimentés ont atteint 10 sur 15 du mesurable. J’ai atteint 13 sur 15. Je ne l’ai pas atteint. J’ai des failles dans ma capacité de me défendre et de riposter dans ce scénario donné et cela a été exposé et me permet de continuer à avancer.
Pour conclure ce texte, je pense que prétendre “avoir fait le tour”, c’est réducteur et cela n’aide personne. Non seulement, c’est se défaire de sa responsabilité personnelle en ce qui concerne la discipline requise à toute pratique sportive, mais cela empêche une réflexion de fond pertinente sur ses propres besoins, ce qui ne mènera à rien de bon sur le long terme.
C’est impossible d’avoir fait le tour de quelque chose d’aussi complexe que l’escrime ancienne. C’est même virtuellement impossible d’avoir vraiment fait le tour d’un style d’art martial complet (que ce soit la Scrimicie, ou n’importe quelle source historique dans notre communauté).
Une fois que cela est établi, qu’est-ce qui vous donne ce sentiment? Qu’allez-vous en faire?
Car qu’on se le dise, on a tous besoin de faire du sport. C’est vital pour notre santé physique comme mentale.
Vous comptez pousser de la fonte ou courir après une balle? C’est okay si ça vous plaît. Mais si vous êtes un peu comme moi, au fond, vous savez bien que c’est ce sport-là qui sera le plus efficace pour vous motiver à bouger.
Si ce n’est pas le cas, tant mieux, partez à la recherche de votre vérité. Mais ce n’est pas car vous avez fait le tour!